D’un jour à l’autre

Chorégraphie de Daniel Dobbels

Parcours à travers cinq pièces
- Le plan mortel,
- La veine étreinte,
- Cette première lumière,
- Un temps simple,
- De tous ces temps

L’Espal, Le Mans, 10 janvier 2004

Qu’est-ce qui tient le corps en éveil ?
Quelle est cette intelligence primordiale qui le traverse, sans que ni les danseurs ni le chorégraphe y soient pour quelque chose ?

Certes, il y a « la langue Dobbels » (Marie-Christine Vernay, Libération, 10/12/2003) et les langages singuliers des interprètes (Brigitte Asselineau, Raphaël Cottin, Corinne Lopez, Raphaël Soleilhavoup, Aurélie Barthaux et Rachel Bénitah).
Mais cette langue s’écrit, elle ne se parle pas.

Elle s’écrit dans les interstices des corps. Elle prend sa source dans les imperceptibles veines, traversées par le temps. Tandis que le vocabulaire de la danse puise le geste précurseur dans l’ineffable et le projette immédiatement hors de la langue commune.
L’essence de l’intime et de la pensée affleure à la conscience du corps et disparaît aussitôt. Le geste précis se fait évanescent pour ne jamais installer un consensus durable. Le corps tracé en deux, puis en quatre est traversé par des signes qui relient ensemble tout ce qui le constitue : la parole, le cœur, la pensée, le souffle et la sexualité. La danse prolonge dans le silence l’infinitude de ce qui a précédé le geste.

Le temps n’est donc pas la durée, supportée ou insupportable. L’ensemble des cinq pièces présentées d’affilée n’est pas destiné à évaluer la capacité de vigilance du spectateur, mais plutôt de l’habiter, sans y laisser la marque d’une quelconque prise de pouvoir ou d’un enfermement du temps. L’étranger défie les frontières et laisse sur son passage des manques, des trous, des abîmes que la langue commune n’est plus en mesure de circonscrire. A la façon de Giacometti, « la femme debout » laissée béante, presque immatérielle ouvre la perspective d’une traversée qui change au passage l’état du regard.

Alors cette traversée des cinq pièces dit plusieurs choses à la fois.

Elle dit que les pièces de Dobbels ne sont jamais pareilles. « D’un jour à l’autre », il a fallu ce temps-là, près de trois heures, pour contester définitivement cette idée reçue. Vraisemblablement d’ailleurs, Dobbels se laisse envahir et nourrir par des lignes de sens que lui suggèrent les événements de l’Histoire et qui dépassent dans l’instant même l’idée qu’il s’en faisait. Il suffit que deux danseuses s’élèvent imperceptiblement sur des demi-pointes, et voilà que deux autres duos sont aspirés dans le mouvement comme une respiration qui emplirait l’espace, le temps en aurait donc décidé autrement.

« De tous ces temps », que reste-t-il du corps, au fond ? De ce corps qui joue des tours à l’insu de celui qui en écrit le mouvement. Certes, l’intention d’origine est claire, c’est incontestable, mais on ne sait plus exactement (ou plutôt on le découvre mieux que jamais) pourquoi le réceptacle des bras habille de haut en bas le corps vivant d’une enveloppe délicate, fluide mystérieux, en répons à la nudité du gisant. C’est le mystère de la danse confrontée au temps et à la chair conjugués, ensemble, en un même instant.

Cette traversée écrit à la façon du peintre que l’arrêt du geste, la pause du regard est déjà en mouvement vers un autre état, là et déjà ailleurs. Point commun de la peinture et de la danse. « Le plan mortel », lieu d’une étrange justesse, décline des plans successifs, dessinés par la lumière quasi surnaturelle de Françoise Michel, jusqu’à l’infini de l’alternance entre la vie et la mort, l’une se régénérant au contact de l’autre.

En deuxième temps, il convient donc de méditer sur cette traversée, car c’est une méditation en cinq temps qui met en lumière ce que l’on croyait savoir du corps, ce que l’on en disait et ce que l’on croyait pouvoir danser. La danse n’est pas une photographie du moment, elle appartient, en-deçà et au delà, à la métaphysique de cette matière vivante constituée de souffle, de sang, de chair et d’os. Deux mains se rejoignent dans la hauteur pour finalement briser le consensus esthétique. Les poignets cassent la direction de la jolie chose attendue et les mains s’effondrent, laissant cette fois-ci au corps la possibilité de générer d’autres sens.

Qu’advient-il finalement de la fonctionnalité du corps qui prend la liberté de réinvestir le paradis perdu, l’amour sans fin et les tentatives répétées de jouissance éperdue ? Pour s’en persuader, l’humanité fait danser les corps en étreinte depuis des millénaires. Dobbels fait se dérouler les mains sur les avant-bras, pose délicatement des doigts sur des genoux repliés. L’effleurement dans la douceur impose un parti-pris à la danse, celui de ne jamais brusquer le temps et d’ennoblir l’espace et, ce faisant, Dobbels cherche le mouvement au cœur de l’être, et non à la périphérie.

Michel Vincenot - 11 janvier 2004
ESPACES PLURIELS
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