Création 10 et 11 janvier 2012, Espaces Pluriels, Pau
Chorégraphie Catherine DREYFUS en collaboration avec les interprètes
sur une idée de Christian SONDEREGGER
Interprétation Mélodie JOINVILLE, Simon BAILLY, Vincent SIMON, Claudio IOANNA, Gaétan JAMARD
Lumières Arnaud POUMARAT
Musique Jacopo BABONI SHILINGI
Scénographie Eric DESVIGNES, Etienne ANDRÉYS
Costumes Mina LY
Administration Maëlle GRANGE / Diffusion Christelle DUBUC
Quand l’humanité émerge des enfermements qu’elle a elle-même générés, elle est loin d’imaginer qu’une société d’esclavage s’est installée de façon pernicieuse à l’insu des individus qui la composent. Celle de la consommation n’en est qu’un des symptômes et met en évidence le déterminisme aveugle qui paralyse une civilisation, au point qu’elle n’est plus en mesure d’envisager son propre avenir.
Ce fut le cas des grandes civilisations ou des empires disparus, faute d’avoir su à temps imaginer leur renouvellement. Car, « là où croît le péril, croît aussi ce qui la sauve. La métamorphose serait effectivement une nouvelle origine, écrit Edgar Morin. Et l’origine est devant nous, disait Heidegger. »
La perte de vigilance entraîne inéluctablement la disparition d’une civilisation.
Cette considération de départ est à l’origine du projet de Catherine Dreyfus. Faire l’éloge de la métamorphose, en évitant de rabâcher éternellement les mêmes discours pseudo-politiques ou moralisateurs sur la société anéantie par sa propre évolution.
Et paradoxalement, ce sont les objets incriminés qui, détournés de leur fonction, deviennent les motifs du merveilleux. Les hommes sont absents et les caddies dansent.
Ils se retourneront contre eux dans une course effrénée consécutive à l’ivresse d’un système de consommation sacralisée, sur la musique de Gregorio Allegri. Consommateurs fascinés et dépourvus de solutions, ils tenteront tant bien que mal de s’y opposer. Reprendre le dessus, engager l’énergie presque surhumaine du contre-pouvoir, chorégraphiée avec audace par Catherine Dreyfus.
Les hommes seraient donc soumis aux systèmes qu’ils ont eux-mêmes créés, sans doute malgré eux.
Et c’est la figure emblématique de l’esclave qui s’impose comme un leitmotiv ; tête baissée, pieds entrecroisés pour ne pas dire enchaînés, à travers la dialectique de la fascination et de la révolte.
Ainsi, le bloc monolithique des chariots est disloqué. Transposés en spectateurs de l’arène antique et substitués aux humains, les caddies pourraient être les témoins muets des jeux romains où l’on prenait plaisir à jouir de la mort. Violence de la bestialité et tous les mécanismes qui vont avec : vigilance, suspicion, confrontations, évitements et échappées, interprétés dans la précision du geste et la rapidité du mouvement. La loi de la jungle, au fond, et le talent des danseurs en cadeau.
Vient alors le temps de la métamorphose. Les caddies sont renversés, dispersés jusqu’au chaos, prémonitoire de l’épuisement. Dans le long moment de silence qui suit, il faut réapprendre à parler.
Il faut réapprendre à marcher sur des appuis liquides ; le sol se dérobant sous les pieds.
La pièce se recentre sur ce beau solo de Vincent Simon qui redonne à l’espace une respiration fluide.
D’autres viendront par la suite reconstruire un monde improbable sur les ruines. Peut-être même le monde imaginaire d’une construction aléatoire qui défie les lois de l’équilibre et de la gravité.
Un totem instable place l’homme, ébahi et déconcerté, à son sommet.
Chacun devra retrouver son identité dans le fatras des habits-chiffons que l’on s’arrache.
Cette deuxième métamorphose libère une autre énergie : le temps de la vie insouciante, le temps des jeux de l’amour à la façon des adolescents, sous le regard étonné d’un personnage lunaire hors du temps.
Celui-ci finira par rejoindre le groupe qui refait, à l’envers, le chemin de l’humanité.
Lorsque les précurseurs de l’homme n’avaient ni bras ni jambes, ils ondulaient comme des otaries rejoignant sur le ventre la rive de la terre ferme.
Cette composition chorégraphique inventive parvient, par translation, à substituer les corps humains aux casiers de métal. Par glissement de sens, les hommes ont remplacé les objets. Les trajets des caddies ont laissé place aux chemins des hommes, jusqu’à la posture méditative portée par la musique de Palestrina. L’esclavage issu du matérialisme laisse place à la métamorphose venue de l’esprit. La boucle est bouclée, ou plutôt, le cycle infernal s’est brisé.
Michel Vincenot, janvier 2012