Les allées et venues

Christine Jouve
avec Madeleine Arnoult, Christine Jouve, Daniel Larrieu, Thomas Lebrun, Rachel Benitah, Thomas Guerry, Antonia Pons-Capo

La beauté appelle le silence... comme une architecture cistercienne qui ne supporte ni la surcharge ni le bavardage, pour laisser au chant et à la lumière le soin d’ouvrir à la méditation.

La lumière vient ici de la danse, tenue entre silences et chants du corps quasiment grégoriens. Christine Jouve écrit le geste à la lisière de l’invisible. Et pourtant, les corps sont immédiatement lisibles, comme si le travail coulait de source. « Je pense à ces mots simples, dit-elle, suivre et précéder, cesser et prolonger, se tenir proche et loin [...] pour traverser les liens singuliers que nous partageons. »

À quoi sert-il alors d’écrire sur une pièce quand la danse est si bien écrite ? C’est un outrage de parler après le silence. Et il est indécent de violer l’harmonie d’une œuvre tissée par sept interprètes dans la finesse de l’entrecroisement des fils. Une onde, une ondulation qui se transmet de l’un à l’autre pour former une choré-graphie (le choeur, si l’on considère la racine latine « chorus ») où chacun se faufile dans la trame de l’autre pour offrir un ensemble de nuances et d’intelligence des voix. Et quand il s’agit du corps, cela porte effectivement un nom : la chorégraphie, cette fois-ci au sens grec, écrire la danse.

Habituellement, « les allées et venues » évoquent l’agitation d’une foule inconstante... ou l’impatience d’un rendez-vous manqué... ou alors, la volonté claire de donner rendez-vous au temps des autres. Daniel Dobbels dit à ce propos : « On ne prend pas le temps de faire quelque chose... On laisse aux autres le temps de... »

En effet, laisser le temps « aller et venir » au gré de rendez-vous que l’on n’attendait pas. Soixante-dix ans séparent une grand-mère de sa petite fille. Elles dansent ensemble.

Puis la magie du mouvement gravit le crescendo du sens, au fil d’un duo, d’un solo et d’un quintette de danseurs habités par le silence de l’œuvre aboutie. La présence du joyau, à peine créé, impose le silence à l’orfèvre qui l’a fait naître. La lumière viendrait donc du geste infime qui donne aux corps leur pertinence et leur éclat. La danse reçoit, donne et transmet une onde vibratoire à ses destinataires. Elle est, en-deçà du partage, un silence qui nous vient du dedans.

Quand l’écriture est limpide, on oublie l’écriture. Quand le temps est au bon endroit, on oublie l’horloger. Quand le geste est précis, la danse est une offrande.

À danseurs d’exception, danse exceptionnelle. Il n’est plus besoin d’apprendre à lire ou à interpréter. La danse répand son fluide et raccourcit les distances. Elle habille de justesse le corps des autres. Quel âge avez-vous déjà Christine Jouve ? À peu près soixante-dix ans de moins que votre grand-mère. Et s’il vient à Daniel Larrieu l’idée de vous rendre ce que vous lui avez donné, alors, le solo que vous avez écrit pour lui devient un duo.

Paradoxe hors du commun, Christine reçoit en échange un solo à deux parce que Daniel voulait qu’il fût partagé. Je te donne ce qui a traversé mon corps ; les corps se répondent en polyphonie. Et ce duo ouvre, « les pas dans les pas », au solo de Thomas Lebrun. Ce danseur magnifique échappe à contre-pied au basculement et à l’attirance du sol, « comme un aveu de faiblesse dans une ligne de force », pour tourner sur lui-même et se fixer à l’endroit où le regard s’adresse aux visiteurs d’un jour. Et puis, quelle audace ! Quelle audace, à l’âge où l’on est jeune chorégraphe, d’écrire au final un quintette de danseurs dans une architecture aussi complexe que le diamant (quintette, quatuor, solo, trio etc....) dont la clarté vient vous couper le souffle. Il faut, en effet, maîtriser la danse et donner suffisamment de tendresse à ses interprètes pour agencer aussi finement une ligne ondulatoire qui autorise les échappées de l’un, grâce à la cohésion (à l’attention) des autres. Une danse qui transmet la délicatesse des pas suspendus au temps, et la précision des bras, tenus dans l’espace des harmoniques du chant vocal. Et bien d’autres choses qu’il n’est pas nécessaire de dévoiler.

Ici, la danse se suffit à elle-même. Rythmée par la vision éphémère d’apparitions et de disparitions, ancrée sur les autres, elle imprime à ces « allées et venues » la singularité subtile que chaque interprète a su donner. Quand l’un s’en va, l’autre a déjà gardé sa présence comme un trésor.

On reçoit la danse parce qu’elle est donnée comme un souffle. Elle s’impose alors comme une invitation à se taire et ouvre l’art à des « filiations » insoupçonnées : dehors, dans ce que les yeux et les oreilles perçoivent ; dedans, dans l’étrange disponibilité qui s’offre aux êtres et qui transite, de corps en corps, jusqu’au cœur du spectateur. Aucun bruit n’envahit la conscience.

On est là, simplement là, présents à la beauté. Le souffle de la danse est passé par là.

Michel Vincenot - 12 Novembre 2000
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