Masculin pluriel

Christian Bourigault / Cie de l’Alambic

Créé et interprété par :
Cyril Accorsi, Philippe Cohen-Selmon, Henri Emmanuel Doublier, Walter N¹Guyen, Laurent Perrier, Alban Richard, Noele Van Kelst, David Wampach.

Êtes-vous fier d’être un homme ?
« Je ne sais pas si je suis un homme ».
Cette question en suspens met en mouvement le processus de Masculin pluriel. En tout cas, c’est le préalable qui a pu poussé Christian Bourigault à s’intéresser de plus près à ces paroles d’hommes, jamais énoncées, ni véritablement échangées. Une quête de l’identité masculine, lorsqu’il est proposé à ces hommes de livrer leurs paroles intimes. Quelle partie de votre corps préférez-vous ? Comment vivez-vous la paternité, les relations d’intimité avec votre femme ou votre partenaire ?... et bien d’autres questions qui émergent au fil des bavardages avec ces hommes, venus de tous horizons et de toutes cultures.

Mais le processus est depuis longtemps enclenché lorsque Bourigault réinterpelle sa propre danse et sa façon de l’écrire. Il réinvestit, geste après geste, pas après pas, la lecture, puis la réinterprétation de F. et Stein. L’intime très personnel que Dominique Bagouet avait osé en 1983 devient, vingt ans après, un chemin ouvert pour Christian Bourigault. Son audace : attribuer à Bagouet la capacité de transmettre et de s’investir dans la confiance que l’on peut faire à l’autre ; celle que Bagouet n’aurait pas hésité à donner.

Il y aurait donc un espace en friche, « une région du silence d’où on attend qu’un signe arrive » (Laban), pressentant que l’endroit traversé par la danse pourrait être le non-dit du corps dans tous ses états et dont il faudra désormais explorer les failles. Questions d’humanité ? Oui bien sûr, mais aussi questions de l’homme au masculin. Sans pour autant se fourvoyer dans une quelconque « revanche » du masculinisme contre le féminisme. Alors la danse s’éveille, au carrefour de propositions, de questions et de singularités masculines qui apparaissent soudain comme une évidence : la clarté qui surgit de la nudité met en dialogue les origines mythiques du corps et ses incontournables nécessités quotidiennes. La mobilité d’un état à l’autre, fussent-ils contradictoires, devient la condition préalable de la prise de parole et du corps en mouvement. La danse implose ainsi dans la multiplicité des accès à l’être et fait éclater la représentation monolithique du corps unique au profit des corps semblables aux identités différentes. « Pensez-vous que j’aie peur ou que je sois gêné ? »

Et d’un état du corps à l’autre, la mobilité ouvre au bout du compte la grande diversité des situations qui offre à chacun la liberté de se dire, dans ses contraintes et ses brutalités, dans ses attentes et ses tendresses ; de s’enlacer jusqu’à l’étouffement, de reprendre souffle dans la gémellité et d’échanger les rôles. Une histoire de mecs, bien sûr, et typiquement de mecs qui se racontent à leur façon, en confiant leurs mots, leurs gestes et leurs caresses un peu gauches, dans l’amitié profonde, fidèle jusqu’à l’ivresse. « Tu t’es pas rasé... ta barbe a deux jours au moins, je te connais... On va prendre une photo.. ». Ce « on » qui assimile le moment de l’un à la destinée de l’autre et la chanson fredonnée sur un contact musclé renforcent une solidarité toute masculine, « un peu tordue dans les coins », certes, mais toujours disponible quand la fragilité apparaît au grand jour. Les failles salutaires de l’enfant qui découvre le monde en dansant devant sa poupée de chiffon : le mou, le tordu, le désarticulé, le corps chancelant ; les brèches salutaires du souvenir assouvies dans la brutalité de la chute ; les paroles jamais dites qui trouvent à se dire dans le temps de la chair. « Quand le corps est pitoyable, dit Daniel Dobbels, il est en même temps traversé par des forces infinies. »

Après avoir dessiné les limites de son territoire, l’homme le remplit, c’est une obsession masculine. Il y délire et se perd dans le passage des situations tragiques de la vie qui (apparemment) n’ont pas plus d’importance que cela. Cela, c’est sans doute très masculin, même si la vie laisse des traces parfois douloureuses d’une paternité mal assumée, ou plutôt mal comprise, ou alors mal reconnue. L’enfant volé à la masculinité est transposé dans la représentation commune qu’il est convenu d’appeler la virilité, parfois machiste, parfois naïve, souvent désemparée. Une histoire d’homme, des histoires d’hommes qui rendent hommage à leur(s) femme(s) et qui listent abondamment les sobriquets qui identifient leur(s) compagne(s), ou leur(s) compagnon(s), avec, en toile de fond, le petit air détaché qui les affranchit de leurs infidélités passagères, ne serait-ce que dans le discours qui en dit plus long que la réalité. « We love you...Vous êtes à l’écoute de Radio Pénis... fréquence 69... (nous n’en dirons pas plus). » Jeux de garçons, très masculins, dans l’insouciance mais dans la convivialité partagée. Et puis les situations répétées de déchirures profondes, des exclusions, qui marquent, jusqu’aux extrêmes de l’espace, l’obsession de la disparition. Devant le cadre d’une photo de l’absent(e) ou d’une orange posée maladroitement dans l’attente du retour, la veille douloureuse se fait violente. La perte est effectivement un meurtre, le meurtre du père que l’on assume tant bien que mal dans des fantasmes pornographiques. Une gageure pour se donner encore de l’importance, une importance si fragile... comme les témoignages vivants qui rythment Masculin pluriel. Spectacle ? On ne sait plus exactement.

Ce qui est dit sans précaution n’est jamais repris. Donné, c’est donné, là, dans l’instant. « Avez-vous déjà été humilié ?... » L’acte au présent nous est jeté à la gueule sans fausse pudeur. Du solo naïf ou du récit sincère venus de l’enfance, jusqu’à la féminisation du masculin sur fond d’un opéra de Puccini, votre instabilité bien masculine passe aussi par le vis-à-vis de la gémellité. La distorsion des membres est un défi d’hommes et un flagrant délit d’amitié... Alors, un peu de repos, les mecs. Quand vos turbulences et vos tendresses ont tout arraché sur leur passage, vous savez aussi redire à votre façon le beau parcours de la solitude androgyne, sur fond de Nastassja Kinsky dans Paris-Texas. Et si, pendant deux heures de temps, il vous arrive de dire avec force votre révolte, vous savez partager l’énergie généreuse de l’homme au masculin qui émerge du centre de l’intime et qui affleure à la surface de la peau jusqu’à la faire vibrer dans le spasme. Alors votre parole est restituée là où elle devait se poser.

Michel Vincenot - 26 mars 2002
ESPACES PLURIELS
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