Loïc Touzé
création 19 janvier 1999, La Ferme du Buisson
Néons blancs, cintres rabaissés, scénographie en bois blanc, tables « de travail », plans inclinés et plateformes pénétrant à plusieurs niveaux les espaces traditionnellement réservés au public. Comme si Loïc Touzé avait décidé d’associer le spectateur à la reconstruction de la danse et de la donner à voir sous diverses perceptions. On repart de l’originel. Le corps est mis une nouvelle fois en chantier.
Il fallait avoir l’audace de Touzé pour remettre en cause le principe même de la construction chorégraphique, au risque que le spectateur traditionnel se trouve décalé, bousculé par une reconstruction de l’espace qui est dans le même temps une remise en question radicale des langages du corps. Et, à ce titre, c’est une expérience complète qui met en synthèse tous les composants de l’art contemporain ; une sorte d’exposition vivante où tous les acteurs s’impliquent de façon égalitaire, engagée et juste : les danseurs, le scénographe, le batteur, la chanteuse, le musicien électro-acousticien et le façonneur de la lumière (je préfère l’appeler ainsi). Et pour une fois, tous ces ingrédients fonctionnent en dialogue et en écho mutuel.
Dans l’immensité glaciale des ateliers de construction navale, tous les corps de métier travaillent en même temps ; on ne voit pas d’emblée ce que sera le navire. Il y a dans cette pièce quelque chose de cet ordre ; une tension préalable retenue par une attente indescriptible. Les choses se construisent pas à pas et le public est accompagné dès le départ. Ce cheminement le concerne au même titre que les acteurs. Car l’aventure est de taille. Il faut traverser une fois encore tous les composants de la danse. De la perception des sensations jusqu’au partage. Il fallait oser mettre la danse en chantier, publiquement, telle une remise en question lucide à la veille de ce troisième millénaire. Loïc Touzé s’y engage sans état d’âme, comme l’ermite qui se retire par nécessité vitale. Vital pour lui, questionnant pour les autres. Passage obligé. C’est la raison pour laquelle il est préférable d’aborder cette pièce en termes évolutifs, par une réflexion systématique plus que narrative, d’approcher les états constitutifs de la danse et non s’attacher au propos. Le propos, gardons-le pour la fin. Cela est plus proche de l’esprit de la pièce.
« J’ai la respiration haute et rapide ... Je vois plein de petites lumières qui bougent ... J’ai le cœur qui bat très rapidement ... Mes paupières bougent souvent ... La partie gauche est plus présente que la partie droite ... » C’est par une série de perceptions exprimées à haute voix que l’on entre dans le sujet. Tous les acteurs confondus : danseurs, chanteuse, techniciens, musiciens, scénographe, occupant divers niveaux de résonance corporelle viennent habiter un espace connu et pourtant indéfini. Tous mettent au clair ces états de perception banals ; d’un commun qui est immédiatement identifié par le spectateur. Banals oui, mais générateurs d’écoute de l’espace et de tout ce qui pourra en surgir. La construction commence - comme la naissance - par la conception d’un embryon qui appartient à l’ordre de l’indifférencié. Là s’initient, en germe, le langage et le tissu de l’imaginaire. Et c’est en cet endroit que le corps donne sens au mouvement. Impressionnante élaboration de la pensée de la danse qui dynamise « le temps », ou plutôt une multitude de temps constitués par les rythmes de chacun.
Il est souvent périlleux d’expliquer en quoi la danse relie intrinsèquement le temps à l’espace, à cause du raisonnement conceptuel. La démonstration est ici d’une clarté sans conteste, car le rapprochement simultané de divers endroits du corps et de multiples perceptions trouvent une liaison spontanée, « le temps-espace ». Plusieurs petits événements se produisent en divers lieux des corps et différentes situations que les danseurs occupent partout, y compris dans les recoins les plus insolites. Alors vient l’idée que les états du moment liés à l’expérience du temps ont une capacité à déclencher un écho dans toutes les dimensions de l’espace environnant, agencé selon les niveaux du corps : bas, moyen et haut que la danse a systématiquement explorés .
Le premier danseur qui occupe donc cet espace-là a une redoutable responsabilité. Son langage s’y commet en entraînant celui des autres : corps des danseurs préparés à l’événement qui arrive, et corps-dansant du « spectateur-passif » investi par le bouleversement qui se produit sous ses yeux et dans ses oreilles. L’espace est alors habité par tous, acteurs et spectateurs, sans exclusion. L’habitation mouvante change de consistance et de forme dès que Fabienne Compet se lève pour esquisser un mouvement de la tête et prolonger devant les yeux et la bouche toutes les perceptions des sens primitifs (j’allais dire "premiers") dans une combinatoire qui agrandit l’espace vers des limites de perception inimaginables. Le lointain est apprivoisé de la même façon que l’on approche un être désiré, avec les battements au cœur qui maintiennent l’état de perception intense dans les rapports de grande proximité.
Au-delà de toute attente, le lointain, l’inconnu des grands espaces deviennent proches de l’intime, du secret ordinairement partagé à deux. Et les autres acteurs, dispersés en divers endroits, sont une réponse à la distance, un écho aux tout petits événements surgis plus bas ou plus haut dans la salle. Les danseurs se déplacent constamment sans que nous y prenions garde. Ils étaient là il y a un instant et soudain ils ont disparu. L’espace se met à vibrer de sensations partagées dans tous les sens, bien au-delà de nos capacités à percevoir un environnement familier. Ainsi étendu à d’autres dimensions, l’espace devient un terrain privilégié d’explorations, de perspectives sans fin qui déploient dans et autour de nous une sensation étrange : l’espace nous appartient tout autant qu’il nous échappe.
Une exploration où l’inattendu peut venir de partout, dessus, dessous et derrière le dos. Cette impression que la danse peut envahir le corps à tous les niveaux de hauteur, de largeur et d’épaisseur nous laisse le sentiment « d’être » et ouvre nos sens à toutes sortes de propositions informulables. Le solo de Loïc Touzé introduit le risque, fragile et mesuré. Tête baissée, mains et yeux tendus vers le haut, bassin projeté devant, pieds tirés vers le sol, Touzé donne l’idée de ce que peut être un corps charnel, épais, inscrit dans le devenir. Le trajet du bras et de la main explore derrière le corps une immensité qui grandit l’imaginaire humain. Cette exploration relie les uns et les autres dans un espace commun. Ce solo recentre les perceptions dont les partenaires ont émis les signaux comme des ondes.
On est donc porté à croire que l’échange qui s’établit entre les acteurs est un moyen terme particulier à la danse, un mode de relation inaliénable, quelles que soient les conditions plus ou moins difficiles auxquelles s’affrontent les acteurs en création. Dès lors, les liens tissés donnent toute liberté aux interprètes de cet acte collectif. Ils ouvrent pour chacun d’eux des audaces personnelles qui servent, au bout du compte, la danse comme mouvement de pensée. Latifa Labissi entre dans cet univers en palpant l’air du bout des doigts pour le ramener à elle, le faire sien, mais aussi pour se nourrir du « spiritus », l’esprit créateur que les autres sont venus féconder dans un espace commun. Le « spiritus » latin, le souffle impalpable dont la particularité est de redonner du sens à toutes les contraintes du corps, à commencer par « le poids ».
Ce déterminisme paradoxal qu’est le poids inscrit le corps dans un rapport à son contraire : la légèreté de l’air. La danse est toujours un ensemble de questions relatives à d’autres mystères. Ce serait donc l’air qui aurait capacité à produire du mouvement à partir du poids. Posée entre sol et air par le bassin, Latifa Labissi est au croisement de l’espace des autres acteurs. L’air est une composante naturelle qui est partagée par tous. C’est le principe unificateur des différences parce que tous, nous respirons le même élément. Le poids, en revanche, est une qualité particulière de l’individu, c’est une signature personnelle parce que les appuis au sol sont toujours différents. Et puis, pour s’autoriser quelque liberté, le poids conjugué à l’air pourraient être la source de l’énergie.
Elle entre dans un espace que d’autres ont préparé. « Elle bouge l’air... Elle traverse les seuils ». C’est ainsi que ses partenaires décrivent son entrée à haute voix. Fabienne Compet déclenche une fine énergie, stimulante et légère. Quand l’énergie est ainsi maîtrisée, ce sont des directions précises qui sont évoquées. Reçues par les danseurs comme une proposition à chercher très loin les qualités d’un espace toujours plus signifiant. La clarté s’oppose à l’entrée en force. Cette énergie porte un nom : la pertinence. C’est une des qualités que la danse contemporaine a su le mieux explorer.
Le développement chorégraphique qui s’ensuit donne alors une autre dimension de la perception. La subtilité ouvre à "l’intelligence de l’espace". La perception attentive différencie, nuance les signaux venus de l’extérieur. Le corps les intègre dans sa propre sphère, comme si "l’ailleurs du corps" était devenu son univers familier. Les sensations qui approchent le sens avec la précision du discernement font éclater l’espace en de multiples désirs d’être. Dit autrement : le corps ayant capacité à créer de la distance démultiplie ses propres facultés d’expression jusqu’à la pensée.
C’est bien cette faculté à "prendre de la distance" qui régénère l’acuité de chaque interprète, on pourrait même dire de chaque être humain. Disparaître momentanément du centre visible (l’aire de jeu) est une liberté offerte aux autres, une chance d’étendre le sens aux quatre coins de l’espace afin que le plus éloigné, le plus absent (acteur ou spectateur) reçoive en cadeau un mouvement éphémère qui lui est personnellement adressé. C’est en réalité un échange non quantifiable qui se met en mouvement. Entre l’ici et l’ailleurs, le sens se propage au lointain de l’espace.
Portée par l’air, la vibration du son - instrumental ou vocal - ouvre un champ de relations spatiales qui résonne différemment au cœur de chaque individu, mais également, elle rend homogène un espace de communication et de sensations communes. Les sons vocalisés de la chanteuse diffusent les vibrations sonores jusqu’à la limite extrême de la peau. La scène du micro baladeur sur le corps du danseur en est la métaphore.
Mais le son qui part dans toutes les directions traverse l’espace jusqu’au lointain et finit par disparaître. Il est une communion momentanée qui nous livre au passage une parcelle des autres humains. Il aiguise la conscience de l’être, traversé par les sentiments et les pensées des autres.
Touchée par cette évidence, la danse contemporaine apporte un soin particulier à la transmission. Et nous y sommes, avec la sensation que Loïc Touzé et Latifa Labissi se transmettent un « entre-deux ». Un duo dont les deux termes échangent les subtilités particulières de leurs mouvements, chacun avec son vocabulaire et ses qualités de langage. Ce qui dans le discours aboutirait au désaccord mutuel, fonctionne dans la danse comme une fluidité mystérieusement échangée. De l’un à l’autre quand on est deux, et des uns aux autres quand on est trois ou plus. Voici en effet l’importance du trio, marqué par l’arrivée d’un autre danseur, qui étend le sens d’une relation d’intimité à une préoccupation universelle. « Nous » sommes dans ce trio et nous y investissons les ingrédients d’une nouvelle rencontre. Au point que la transmission peut se développer dans tous les sens, mais aussi revenir à l’étape antérieure d’un duo, cette fois-ci avec Anabelle à qui l’on redonne plus tard sa place spécifique dans un solo. Cet enchevêtrement de constructions est particulier à la logique de la danse. L’espace multiple est suspendu à la moindre vibration de l’air. Il invente des articulations dans tous les sens et concrétise la recherche de l’être dans toutes les possibilités de rencontres. Ça c’est magique, merci la danse.
Il est alors logique que Loïc Touzé propose à ce moment de la pièce une re-construction particulière de l’espace. Le spectateur qui est d’un côté se retrouve de l’autre côté. L’origine des perceptions change parce que la vision se transforme, et le champ d’écoute donne à percevoir d’autres dimensions de l’échange. C’est ainsi que le spectateur devient acteur, affinant, malgré lui, des perceptions de l’espace ouvert à des sensations qu’il n’a pas l’habitude de recevoir. Le sentiment exaltant de pressentir dans le dos des vibrations qu’il ne voit pas. Cette étrange expérience d’accueillir une parole, un son, un chant qui lui sont adressés comme s’il avait été élu « interlocuteur privilégié » du danseur ou de tout autre acteur. Il y a dans cette écoute invisible une énergie qui nous dépasse, une source de chaleur transmise qui emplit notre champ corporel. Comme si l’on consentait à laisser disponible un vide à l’intérieur qui serait le récipient d’une parole étrangère, offerte sans exigence de retour. Le lointain prend alors une sérieuse importance et ouvre notre regard et notre visage à des émotions qui viennent, cette fois-ci, de nos vis-à-vis, les autres spectateurs.
Alors tout bouge, tout se transforme. L’odeur du bois blanc et les perceptions olfactives. « Le temps qui passe » devient le temps partagé. Les sensations de corps en transparence entre ceux qui regardent et ceux qui dansent changent de couleurs. Une sorte de libre accès à l’inaccessible chair, pétrie en profondeur par la voix mezzo de la chanteuse. La première structuration du temps impulsé par la musique est le bruit de roulement d’une bille qui rebondit puis disparaît comme un mouvement parvenu jusqu’à son terme. Tout bouge, tout change de bas en haut et de haut en bas avec l’impression particulière de revivre, trois mille ans après, le mythe de Sisyphe, transmis à notre modernité comme un mouvement perpétuel qui change, à chaque cycle, la nature des perceptions ressenties. À cet instant, le corps génère ses perceptions et met en œuvre ses propres outils pour les décoder.
Le corps va jusqu’à mettre en œuvre le mouvement scénographique. Le cintre auquel des miroirs sont suspendus descend devant les yeux. Cette danse est faite de paradoxes, elle fait bouger la scénographie en même temps que les corps (spectateurs et danseurs). Elle contourne le bavardage par la mutation de l’espace et par la transformation de la matière même de la danse. Les corps lointains sont soudain proches. L’espace circonscrit dans les miroirs transparents est formellement rétréci et pourtant, il ouvre des dimensions démesurées. L’imaginaire prend le relais de la matière. Les matières changent de consistance. Du noir de la nuit s’échappent des multitudes de petites clartés, des apparitions diffractées du geste dans « le navire » en construction. Tandis que l’on assiste, impuissants, au récit méthodique d’un arrêt respiratoire, l’air prend la consistance de la nappe, presque solide, flottant dans l’épaisseur d’un son quasiment charnel, brisé par la batterie qui stimule sans cesse les impulsions de la danse, comme une décharge électrique. Une nappe qui prend de la profondeur lorsque le chant vient imprimer par dessus une vocalise vibratoire de Scelci ou une improvisation de la chanteuse. La voix humaine amplifie les vibrations de l’air pendant qu’un duo improvise. Latifa Labissi et Fabienne Compet sont les artisans de l’éphémère qui prennent en compte à la fois l’espace devenu matière et le corps-matière inscrit dans l’univers du très proche, devenu inaccessible.
L’art du paradoxe, nous le disions, qui ose les ruptures ou les petites cassures chez Fabienne ; des impulsions qui cherchent l’endroit le plus juste de la danse pour être au plus près d’un espace à la fois secret et immensément amplifié. Et de l’autre côté, le geste suspendu de Latifa, fluide comme le temps assumé pleinement, mais aussi soumis à la gangue du corps d’où s’extrait l’impatience du mouvement. Rien ne peut enfermer le geste dès lors qu’il a décidé de se dire, de se formuler jusqu’au bout, de se communiquer entièrement. Paradoxe de la liberté du corps contre l’enfermement dans un univers où nous sommes à la fois témoins extérieurs et acteurs impliqués du dedans, comme dans le face à face avec la chanteuse derrière des « miroirs voyeurs ». Il reste une sorte de complainte, ou un questionnement, soutenus par la voix du chant ; l’humain surpris de se découvrir en mouvement devant un miroir. Ceci est du ressort de la pensée plus que du spectacle. Et c’est la force incomparable de cette recherche de la danse que Loïc Touzé a engagée en toute lucidité. Acte de liberté qui ne peut que servir intelligemment les espoirs sur la danse de demain. S’il y a lieu, nous referons le trajet avec lui.
La fin du chantier n’est pas un épilogue, mais un retour à la source, simplement, comme la vie. « Lorsqu’on a commencé à travailler cette pièce, j’étais plutôt à cet endroit et je faisais ce mouvement... J’aimais bien ce mouvement, mais on ne l’a pas gardé, je m’en suis simplement nourri et c’est devenu autre chose... Voilà. » Seuls face à eux-mêmes plutôt que s’adressant au public, les acteurs se disent au micro les traces laissées par la danse, la musique, la lumière et la scénographie. Traces des espaces et des temps traversés par des corps qui gardent la mémoire de chamboulements incessants dont Loïc Touzé nous confie le viatique.
Dans le bagage, il y est question d’une réflexion sur l’être à travers les états du moment. Une éthique, une philosophie de la vie qui dit bien mieux dans les actes ce que les écrits et les discours ont du mal à traduire. Au terme de ces reconstructions qui sont aussi les nôtres, nous sommes apaisés, envahis par une sagesse purificatrice.