Poursuivant le travail qui l’a menée au succès de Madame Plaza (2010), Bouchra Ouizguen repart en voyage sur le territoire marocain pour creuser le rapport que chacune de ses interprètes entretient, corps et âme, avec ses obsessions et approfondir son travail sur le chant, le corps, la langue. Elle retrouve ces femmes hors normes devenues danseuses de sa compagnie et plonge plus encore leurs corps furieusement chargés dans un abandon qui les abstrait de leurs contours identitaires. Partant du village de Boya Omar, de sa cuisine, des ruelles de Tétouan, d’un chant écrit par le poète soufi Djalal-Old-DînRûmi, elle est allée sonder le trouble enfouie en chacun de nous. En tension entre écriture formelle et inévitable débord du sens, loin de tout exotisme, le quatuor chante et danse la folie, cette « richesse de la raison » reléguée aux marges de notre société. Bouchra Ouizguen est à l’écoute des autres, de ceux qui nous effraient ou nous aliènent, de ceux qui sont étrangers à tous et à eux-mêmes, de ceux dont le silence nous inquiète et parfois nous réveille. De ces personnes étranges dont le grain de voix indique une fêlure de l’être, dont les pliures du corps révèlent une faille de l’âme ou un pincement de coeur. Ces femmes et ces hommes qui, par l’intensité de leur présence, nous dévoilent une vie à rebours.
Poursuivant le travail qui l’a menée au succès de Madame Plaza (2010), Bouchra Ouizguen repart en voyage sur le territoire marocain pour creuser le rapport que chacune de ses interprètes entretient, corps et âme, avec ses obsessions et approfondir son travail sur le chant, le corps, la langue. Elle retrouve ces femmes hors normes devenues danseuses de sa compagnie et plonge plus encore leurs corps furieusement chargés dans un abandon qui les abstrait de leurs contours identitaires. Partant du village de Boya Omar, de sa cuisine, des ruelles de Tétouan, d’un chant écrit par le poète soufi Djalal-Old-DînRûmi, elle est allée sonder le trouble enfouie en chacun de nous. En tension entre écriture formelle et inévitable débord du sens, loin de tout exotisme, le quatuor chante et danse la folie, cette « richesse de la raison » reléguée aux marges de notre société. Bouchra Ouizguen est à l’écoute des autres, de ceux qui nous effraient ou nous aliènent, de ceux qui sont étrangers à tous et à eux-mêmes, de ceux dont le silence nous inquiète et parfois nous réveille. De ces personnes étranges dont le grain de voix indique une fêlure de l’être, dont les pliures du corps révèlent une faille de l’âme ou un pincement de coeur. Ces femmes et ces hommes qui, par l’intensité de leur présence, nous dévoilent une vie à rebours.
COMPAGNIE O / DIRECTION ARTISTIQUE, CHORÉGRAPHIE BOUCHRA OUIZGUEN / DANSEUSES, CHANTEUSES KABBOURA AÏT BEN HMAD, FATÉMA EL HANNA, HALIMA SAHMOUD, FATNA IBN EL KHATYB, BOUCHRA OUIZGUEN / LUMIÈRES JEAN-GABRIEL VALOT, BOUCHRA OUIZGUEN / DOCUMENTALISTE OTMAN EL MERNISI / crédit photos Ian Douglas & Hervé Véronèse
Bouchra Ouizguen est une danseuse chorégraphe marocaine née en 1980 à Ouarzazate. Elle vit et travaille à Marrakech où elle s’est engagée dans le développement d’une scène chorégraphique locale depuis 1998. Autodidacte et danseuse orientale dès l’âge de 16 ans, elle crée ses premières pièces expérimentales telles que Ana Ounta ou Mort et moi nourries par ses intérêts pour le cinéma, la littérature, la musique... Cofondatrice de l’association Anania en 2002 avec Taoufiq Izeddiou, elle collabore notamment avec Mathilde Monnier, Bernardo Montet, Boris Charmatz, Alain Buffard avant de fonder sa propre compagnie, la Compagnie O. Elle engage alors un travail nourri par ses questionnements sur la société, les arts visuels et les arts populaires de son pays au côté d’une équipe qu’elle a réunie en sillonnant le Maroc. C’est de son travail sur le son, la performance et la vidéo que surgissent des formes multiples. Elle reçoit en 2010 le prix de la révélation chorégraphique de la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques (Sacd) et le prix du Syndicat de la critique Théâtre Musique Danse avec le libérateur Madame Plaza, ou elle partage la scène avec trois performeuses issues de la tradition des Aïtas. En 2011, elle crée avec le chorégraphe Alain Buffard le solo Voyage Cola dans le cadre des Sujets à Vif du Festival d’Avignon. En 2012, elle crée HA ! au Festival Montpellier Danse qu’elle jouera en 2013 au Centre Georges Pompidou, pièce qui inspirera la performance Corbeaux présentée pour la première fois à la Biennale Art In Marrakech en 2014. En 2015, elle présente Ottof au Festival Montpellier Danse puis au Festival d’Automne.
Un ébranlement. Et une foule de questions. La pièce de Bouchra Ouizguen, créée au festival Montpellier
Danse, laisse sans voix, tant la forme présentée (cérémonie d’exorcisme ? performance ?) paraît horsnorme.
Bouchra Ouizguen, danseuse formée en France, aujourd’hui très impliquée dans l’émergence
d’une scène chorégraphique en Afrique du Nord, a sillonné son pays, le Maroc, pour y saisir le sort
réservé aux fous. Elle y a trouvé la matière de sa nouvelle pièce, pour la quelle elle a fait appel aux Aïtas,
les artistes de cabaret. Ces redoutables matrones, la tête couverte d’un fichu blanc, inquiètent par leur
litanie et leurs hochements de tête mille fois répétés... La transgression apparaît palpable, la prise de
risque, évidente. Le choc ressenti est réel, et pourtant notre intelligence bute sur une totale
méconnaissance de cette culture maghrébine et des mystiques soufies. Preuve que la Marocaine ne rate
pas sa cible, alors même que de nombreuses questions demeurent sans réponse.
Mathieu Braunstein, Télérama, 08 mai 2013.
CHAIRS INOUÏES DANS L’INDÉFINI
Artiste de rencontres hors du commun, la chorégraphe marocaine Bouchra Ouizguen déjoue les attendus
des regards, toujours sourdement indexés sur l’héritage orientaliste.
Dans Ha !, ce qui frappe, c’est l’espace. La boîte très noire. Volume hanté d’obscurités, habité par quatre
silhouettes gainées de justaucorps noirs. Sobres et nettes découpes. Mais noir sur noir. Figures poreuses,
sur-imprimées dans l’élément général. Formes sèches, prêtes à se diluer dans l’espace. Ces quatre
femmes portent des foulards blancs, méditerranéens, juste noués sur le front. Unique contraste. Quatre
taches blanches. Modestes lucioles dans la boîte noire. Le regard les suit à la trace, rétinienne.
Et par ce noir des corps dans le noir, ce blanc des têtes qui volettent, se connectent, tout un espace tour
à tour se crevasse et s’effrite, s’ordonne aussi, se tend, s’érige. L’oeil doit forer, glisser et divaguer. Se
suspendre puis avancer, patienter puis s’emballer. Ha ! est un monde d’expansions, de délitements et de
divagations. Mais aussi d’agrégations, coagulations et saisissements.
Si l’on s’attarde à pareille description impressionniste, c’est que cela nous en dit long sur les qualités
générales du monde que la chorégraphe Bouchra Ouizguen met en mouvement. Sur la façon dont cette
pièce Ha ! mais aussi Madame Plaza précédemment, ont laissé leurs spectateurs commotionnés. Et sur les
horizons de la géographie imaginaire déliée que dessine cette artiste marocaine quand elle insinue des
membranes flottant entre des mondes.
Qui sont ces femmes ? Si Bouchra Ouizguen est une danseuse, Kabboura Aït Ben Hmad, Fatema El Hanna
et Naïma Sahmoud ne le sont pas à proprement parler. Elles sont des performeuses contemporaines,
surgies d’un non-prévu ; d’un ailleurs hors des circuits internationaux (ou « occidentaux ») de l’expression
contemporaine savante. Ici, il faut relater une anecdote remontant à la création de Madame Plazza, en
2009. La chorégraphe présentait son projet, en conférence de presse du festival Montpellier Danse.
Aussitôt la question : puisque cette pièce convoquait quatre femmes marocaines sur le plateau, quel
message délivrait-elle sur le voile ? La chorégraphe répondait que sa pièce ne traitait pas de cela.
N’empêche. Avec insistance, la même question ne cessa de lui être retournée. Le voile. Et encore le voile. Il y a ici une insistance qui conduit à envisager que le voile au XXIe siècle fonctionnerait, dans l’imagerie
mondialisée, en pendant exact et nécessaire du dévoilé libidineux de l’orientalisme des siècles passés.
Poursuivons l’hypothèse : ce possible retournement du même aurait-il à voir avec un déplacement
historique et géographique des figures, dans un registre de l’altérité reconduit ? Le fantasme du dénudé
érotique aurait été celui d’une Arabie toute lointaine, quand l’écran du voile viendrait se poser sur l’Arabe
proche cohabitant dans l’espace occidental. Il faudrait alors continuer de dérouler un fil orientaliste au
coeur des représentations accompagnant le devenir immigré des figures arabes…
Bouchra Ouizguen rencontre Kabboura Aït Ben Hmad, Fatema El Hanna, Naïma Sahmoud. Ces femmes
sont des héritières des Aïtas, plutôt des chanteuses, convoquées à l’occasion des réjouissances, des
noces, qui se produisent aussi au cabaret. Au regard des conventions sociales, leur assignation est
typique de la figure sacrificielle de l’artiste scénique : recherchée, célébrée et, en même temps, reléguée,
méprisée comme femmes de mauvaise vie.
Ces partenaires de Bouchra Ouizguen ne sont plus des jeunes filles, loin s’en faut. Elles sont d’une
corpulence massive, qui impressionne. Et tout en tempérament physique et en traits marqués du visage,
suggérant des parcours hors normes, sans trop de cadeaux de la vie. Ce sont de très fortes artistes de la
scène. Ces femmes conjuguent les consciences du regard. Souvent le leur est projeté loin (foyer intérieur
rayonnant de connexions). Elles sont présences. Seules présences. Furieusement chargées.
Comment situer Bouchra Ouizguen à leurs côtés ? Sa rondeur de chair la rapproche d’elles. Elle s’en
distingue par une expressivité générale plus « actuelle », comme par sa maîtrise assurée de ses
coordinations de danseuse. Mais toujours très connectée, on la ressent leader discrète quand il faut
soutenir et borner l’insistance des tempi. Le dialogue alors instauré tiendrait d’une greffe, d’une
hybridation ; non de la dramatisation d’un registre arrêté de l’altérité.
Sans forcément s’éloigner physiquement très loin de Marrakech, les pièces de Bouchra Ouizguen se
conjuguent dans une circulation de sinuosités. Les corpulences même de leurs interprètes suggèrent
quelque chose de l’indistinction.
Bouchra Ouizguen ouvre un laboratoire de production de corps ; leurs présences non planes, détachées
de leurs usages d’exposition monumentalisée, les diffracte en surfaces de projection interprétative ; les
abstrait de leur régime d’assignation conventionnel, et s’approche au plus près d’un concept de
déterritorialisation des imaginaires. Toute une humeur de joie tranquille, de fantaisie patiente et
d’autorisation, empreint la langueur de ces femmes occupées à se réinventer. Par des jeux physiques, des
tentatives, des articulations. Dont la bonne blague, mais justement cruelle, d’une mémorable performance
de genre au masculin.
Madame Plaza a laissé un souvenir bouleversé, affolé et heureux. Comme revenu d’un Orient de femmes
auto-enfantées dans une mosaïque de chairs sonores et inouïes – ces artistes continuent de chanter –
cette pièce parut redire la bonne nouvelle de l’indéfini de ce que peut un corps. Plus sombre et
souterraine, Ha ! est allée fréquenter un village de fous du Maroc. Dans les pratiques populaires d’un Islam
hétérodoxe, des lieux de pèlerinage voient affluer des gens en proie au dérèglement mental. Certains s’y
attardent, pris en charge par des confréries. De fréquentes cérémonies, entre incantations et transes, peu
communicables hors folklore, ont valeur de traitement social, pré-foucaldien en quelque sorte, de la
maladie mentale. Là est la danse.
Les corps de Ha ! ont pu, ainsi, s’enfoncer beaucoup plus loin dans un abandon de soi qui transgresse les
bordures identificatoires des personnalités.
On n’esquivera pas ici la question que nous a suggérée la découverte captivante de Ha !. Cette pièce est
structurellement vouée à une diffusion dans le réseau scénique international, où elle ne peut qu’être
gagnée par une charge d’étrang(ère)eté. Alors porteuse de marques d’un extraordinaire issu d’une culture
tout autre, en partie secret, la voici confrontée au péril d’une récupération dans les inépuisables
circonvolutions mentales de l’exotisme. Cela engage une responsabilité des regards, qui dépasse les
pouvoirs de ses seuls auteurs et interprètes.
Bouchra Ouizguen s’occupe à présent d’une rencontre autre : celle de l’écrivain marocain Abdellah Taïa.
Toute sa littérature est pétrie du bricolage existentiel de son enfance dans les quartiers populaires de
Rabat. Là, au défi de la norme affichée et des préceptes religieux, se pratiquent mille détours et écarts
d’une (homo)sexualité en paradoxales libertés. Ayant néanmoins choisi de vivre à Paris pour assumer son
devenir gay, Abdellah Taïa brûle d’incarner, au côté de Bouchra Ouizguen, une mobilité des performances
de genre, qu’il souhaiterait nourrie de tradition populaire arabe, non des seules théories universitaires
américaines. Autres déplacements.
Gérard Mayen, Mouvement, 31 octobre 2012.